L’Aparté - Les small cap et le cycle sans fin
Les small caps et le cycle sans fin
Après une succession de chocs majeurs, sanitaire, géopolitique et économique, on pourrait légitimement s’interroger sur l’état de santé de l’économie mondiale. La guerre économique entre la Chine et les Etats-Unis amorcée en 2018, l’éruption du Covid, la guerre en Ukraine et les multiples sursauts de l’histoire qui ont suivi, le dérapage de l’inflation, tout ceci dans un contexte d’accélération du réchauffement climatique, nous laissent imaginer une économie en lambeaux. Il est pourtant difficile d’identifier des actifs décotés ayant souffert de cette série noire. Le travail d’orfèvre, ou d’apprenti sorcier selon le point de vue, réalisé par les banques centrales a permis de maintenir les grandes classes d’actifs mondiales à des niveaux de valorisation élevés, voire très élevés. Bien entendu, le marché obligataire a été impacté par la remontée des taux en 2022. L’immobilier s’est stabilisé et a même corrigé dans certaines régions. Le Private Equity souffre des excès de levier et revoit progressivement ses valorisations à la baisse. Même si ces marchés vacillent, ils ne sont pas pour autant au plus bas après des années de purgatoire, bien au contraire. Une classe d’actifs a cependant souffert depuis plusieurs années et fait figure d’exception ; les small caps cotées, un segment de marché au tapis, presque partout dans le monde, qui désormais n’attire plus les investisseurs et inspire un sentiment de lassitude.
L'histoire d'un cycle sans fin
Un petit détour historique est nécessaire pour expliquer cette singularité. Après la crise de 2008, l’économie mondiale fait face à un risque de déflation généralisée provoqué par l’effondrement d’une partie du système financier qui rappelle étrangement la catastrophe de 1929. Les banques centrales décident alors de baisser drastiquement les taux d’intérêt et de lancer des programmes de rachats d’actifs (quantitative easing) pour lutter contre les forces déflationnistes, maintenir la liquidité des marchés et soutenir les valorisations. Cette politique monétaire exceptionnelle dite de « taux zéro » s’impose comme un nouveau mantra pendant près de dix ans sans réelle remise en cause. C’est dans l’histoire de la fin de cette période de « Grande Reflation » que se cache selon nous les secrets de la sous-performance des petites et moyennes valeurs cotées. En 2018, l’économie américaine vit sa dixième année de croissance ininterrompue, déjà un des cycles les plus longs de l’histoire économique moderne. Les taux sont encore proches de zéro et les bilans des banques centrales atteignent des records. La Fed décide alors de relever progressivement ses taux pour sortir d’un régime financier extraordinaire qui a certainement déjà trop duré. La réaction du marché est brutale, les indices baissent fortement fin 2018 et poussent la Fed à faire machine arrière. La peur de sortir de cette politique monétaire débridée est bien compréhensible. C’est un peu comme si vous gonflez un ballon au maximum de ses capacités de résistance et que vous devez commencer à le percer pour en réduire la taille. Tous les spectateurs, confortablement installés, ont peur de le voir exploser.
Ces manœuvres financières se déroulent par ailleurs dans un contexte de guerre économique avec la Chine tout juste enclenchée par Trump, un Président peu enclin à affronter la réalité et inspirant une certaine méfiance au reste de l’élite américaine. Peu importe les raisons exactes, 2018 est un faux départ, ou plus exactement une sortie manquée. Mais le mouvement est enclenché, le ballon commence subtilement à se dégonfler, le quantitave easing doit s’arrêter, les taux momentanément repartis à la baisse en 2019 ne doivent pas pour autant retourner au plancher, le début de la fin du super cycle a sonné. Or, le marché des small caps a tendance à sous-performer dans ces phases de fin de cycle. Les investisseurs préfèrent se réfugier dans des plus grandes entreprises pour diminuer leur risque. Les PME-ETI ont en moyenne des business moins diversifiés, plus locaux et peuvent parfois connaitre une volatilité plus forte de leurs résultats dans les phases de retournement. C’est exactement ce qui se passe à partir de 2018 qui marque une réelle rupture sur le marché des petites valeurs qui après dix ans de performance relative positive, entame une période de sousperformance en Europe et aux Etats-Unis. On aurait pu espérer qu’après ce début de coup de frein en 2018 les banques centrales trouvent progressivement le chemin de la sortie et qu’un autre cycle s’ouvre. Mais nouveau coup de théâtre, le Covid s’invite sur la scène et entraine la fermeture pure et simple de l’économie mondiale. Le rideau est tiré. L’heure n’est plus aux atermoiements sur le timing et les modalités de l’atterrissage de l’économie mais il s’agit d’en éviter l’effondrement.
Les taux retournent au plancher le temps de traverser la tempête. C’est un contrepied totalement inattendu, un retour à la politique monétaire la plus accommodante au moment même où il devenait urgent d’en sortir. Ce n’est finalement qu’en sortie de Covid, lorsque l’économie repart et l’inflation dérape, que la « Grande Reflation » touche réellement à sa fin. La peur change de camp, c’est désormais l’inflation qui devient l’ennemi numéro un. Aucune banque centrale n’est prête à prendre le risque d’endosser un retour structurel de l’inflation éradiquée par plusieurs décennies d’orthodoxie monétaire. Les taux repartent alors résolument à la hausse et le cycle commence à ralentir.
Pour résumer et comme on peut l’observer sur le graphe ci-dessous, depuis maintenant près de six ans, les banquiers centraux ont cherché à sortir du régime financier extraordinaire initié post crise de 2008. Ils ont fait une première tentative en 2018 sans véritablement aller jusqu’au bout de l’exercice (phase 1). Ensuite, le Covid a imposé d’aller à contre sens et de réinjecter de l’hélium dans le ballon (phase 2). Finalement, l’inflation a eu raison des hésitations et a imposé une remontée des taux à marche forcée au risque de voir le ballon s’envoler (phase 3).
Les small caps, un dommage collatéral
Les small caps ont payé le prix de cette sortie de cycle sans fin qui a eu pour conséquence une forte volatilité et une tendance de fonds défavorable relativement aux plus grandes capitalisations pendant près de six ans (phase 4) alors qu’elle n’avait duré qu’un peu plus de deux en fin de cycle précédent. De fin juin 2018 à fin 2023, l’écart de performance entre les grandes valeurs et les petites est de 50 à 70%. C’est en France que l’écart est le plus prononcé mais cette tendance s’observe également dans toute l’Europe et aux Etats-Unis.
"De fin juin 2018 à fin 2023, l’écart de performance entre les grandes valeurs et les petites est de 50 à 70%"
Pourtant, la réalité économique ne justifie pas cette divergence de trajectoire boursière. Tout au long de cette période, les croissances de bénéfice sont restées supérieures sur le segment des small caps européennes comme c’est le cas structurellement depuis 10, 15, ou 25 ans… La situation est un peu différente aux EtatsUnis où beaucoup de petites et moyennes valeurs ne sont pas rentables (40% de l’indice R ussell 2000) alors que la croissance des résultats des grandes entreprises a été extrêmement forte ces dernières années notamment dans le secteur technologique.
Une opportunité de valorisation historique
Au bilan, nous voilà aujourd’hui avec un segment de marché exsangue, au plus bas en valeur absolue et relative, mais probablement avec une opportunité d’investissement aussi exceptionnelle que la situation qui l’a créée. Le « derating » est considérable, le niveau de valorisation de 1,2 fois les fonds propres en Europe est comparable à celui de 2003 après l’éclatement de la bulle Internet ou celui de la crise de la zone Euro en 2012. En 2018, les small caps se traitaient en moyenne avec une prime de 50% sur les large caps, elles sont désormais décotées de 40%. La situation s’est inversée. Il faut remonter au creux de la crise de 2008 pour retrouver des décotes similaires. La crise financière était alors extrêmement sévère et doublée d’un krach de liquidité particulièrement défavorable aux petites valeurs. Rien de comparable en 2024, l’anomalie en est d’autant plus flagrante.
"En 2018, les small caps se traitaient en moyenne avec une prime de 50% sur les large caps, elles sont désormais décotées de 40%"
Le découplage de valorisation est également frappant avec le Private Equity. Là où une PME-ETI cotée se paie 5x l’Ebitda, son alter ego se valorise le double dans les opérations de LBO. Les écarts ont commencé à se creuser précisément en 2018, au début de notre histoire de « fin de cycle sans fin ». Comme souvent, les investisseurs cherchent à justifier ces configurations, aussi exceptionnelles soient-elles, surtout lorsqu’elles ont pris plusieurs années à s’installer et qu’elles semblent vouloir durer ; la moindre qualité des sociétés cotées ne justifie-t-elle pas ces niveaux de décote ? La bourse est-elle toujours pertinente pour accompagner et financer des PME-ETI ? N’est-ce pas devenu l’apanage du Private Equity ? Il est utile de rappeler que lorsqu’on parle de petites et moyennes valeurs cotées, il s’agit souvent de sociétés de tailles très significatives, leaders européens ou même mondiaux sur leurs marchés de niche. On peut citer en France une société comme Trigano, leader européen du camping-car qui réalise plus de 3 Mds€ de chiffre d’affaires et poursuit son intégration verticale et ses prises de parts de marché avec une insolente réussite. Ou encore Derichebourg qui possède 50% du marché du recyclage de l’acier en France et qui sera le vecteur de décarbonation de la sidérurgie, une des industries les plus émissives. Ou encore Lectra, un précurseur de l’industrie 4.0 qui travaille depuis 20 ans sur la connectivité des machines-outils, aujourd’hui l’acteur mondial le plus avancé dans la digitalisation et la virtualisation de la chaine de valeur de l’industrie de la mode. La liste est longue et ces entreprises sont aujourd’hui en très bonne santé financière. Elles sont rentables et affichent des bénéfices qui continuent de progresser plus rapidement que ceux des grandes capitalisations. Elles ont pour la plupart d’entre elles des bilans solides, souvent des positions de trésorerie très élevées qu’elles n’ont pas pu dépenser ces dernières années face à la concurrence de prix exercée par les stratégies de build-up impulsées par les fonds de Private Equity. La baisse des leviers et des valorisations des opérations de LBO leur redonne la main pour profiter d’opportunités d’acquisitions dans un marché en retournement. Elles en sortiront sans aucun doute plus fortes pour amorcer le prochain cycle.
Et le financement de l'économie dans tout ça ?
Le maintien d’un marché actif et dynamique des petites et moyennes valeurs françaises cotées est indispensable pour assurer un continuum sur toute la chaine de financement des PME-ETI. Une détérioration trop importante du segment coté serait de nature à rompre ce continuum et altérer notre capacité à financer les licornes et toutes les entreprises désireuses de passer à l’échelle grâce à une source de financement long terme, capable de garantir une indépendance stratégique. C’est un enjeu de souveraineté pour la France qui devra, après avoir incubé de nombreux succès, les aider à grandir et à rester à la maison. La « start-up nation » incarnée par le gouvernement actuel doit aussi devenir une « scale-up nation ». Le marché boursier est selon nous l’outil stratégique d’une telle ambition. Le seul qui permet, passé une certaine taille, de lever des quantités de capitaux suffisants tout en restant indépendant. Les marchés boursiers ont accompagné de formidables histoires de croissance. Ils ont permis à une société comme SES-Imagotag de passer à l’échelle européenne puis mondiale. Mise en bourse par des fonds de Private Equity en 2006, la société vient de réussir son internationalisation en devenant un acteur central de la numérisation des processus de WalMart. Il aura fallu à la société quinze ans pour réussir cette transformation, un délai compatible avec un contrat de financement long terme comme offre la bourse. Le cabinet de conseil en stratégie Wavestone est devenu le principal pôle d’experts pour des sociétés industrielles françaises en matière de cybersécurité, d’intelligence artificielle et même de décarbonation des process de production, tout en offrant à ses investisseurs une performance semblable à celle de Google sur 15 ans. Sa cotation en bourse lui donne les moyens aujourd’hui de doubler de taille en rachetant un concurrent en Allemagne et de s’imposer comme un leader européen. Les exemples sont légion, en France et dans le reste de l’Europe.
"Sans un marché secondaire actif, bien valorisé, aucune chance de réaliser des introductions en bourse et de conserver les entreprises en France"
Les pouvoirs publics sont pleinement conscients des enjeux et s’intéressent sérieusement au sujet. Des initiatives visant à redynamiser le segment des petites valeurs cotées sont dans les tiroirs. Sans un marché secondaire actif, bien valorisé, aucune chance de réaliser des introductions en bourse et de conserver les entreprises en France. Elles devront aller se financer sur les marchés financiers aux Etats-Unis ou rester dans des cycles de LBO mais cette fois-ci avec KKR, Blackstone ou Carlyle, des fonds de Private Equity américains capables de répondre aux volumes des financements.
La main invisible
L’idée n’est pourtant pas d’attendre le sauvetage des pouvoirs publics. L’ébullition actuelle autour de la rupture du continuum de financement des PME-ETI entre le privé et le coté est plutôt un symptôme de l’anomalie de marché. Un indicateur supplémentaire que le retour à la moyenne n’est plus très loin. Mais revient toujours la question légitime du quand et comment ? Alors quand ? Sur le court terme, il est toujours difficile de faire des prévisions. On peut cependant arguer que les taux se sont normalisés et que nous sommes probablement sortis du super cycle de la décennie précédente. Le comportement du marché fin 2023 est à cet égard particulièrement instructif. C’est exactement début novembre suite au discours de Powell, au moment où le marché a acté la fin de la hausse des taux et a pu se projeter sur un nouveau cycle, que les indices smalls ont très fortement rebondi en surperformant les plus grandes valeurs.
"Un rebond structurel et pérenne d’un marché ne se décrète pas mais même quand il semble inespéré, un jour ou l’autre, une main invisible vient en profiter"
Et comment ? Un rebond structurel et pérenne d’un marché ne se décrète pas mais même quand il semble inespéré, un jour ou l’autre, une main invisible vient en profiter. Cette main, ce sont les investisseurs dans toute leur diversité ; les dirigeants qui se renforcent au capital de leur entreprise, les fonds de Private Equity qui ciblent de plus en plus les sociétés cotées, ou encore les institutionnels qui commencent à se questionner, à nous interroger et à se préparer. Rien ne permet de théoriser sur la fin du financement en bourse des PME-ETI et sur la définitive dérive des small caps. Tout comme il était illusoire de décréter que la politique de taux nuls et de quantitative easing était un nouveau paradigme garantissant une croissance stable sans inflation et sans cycle. Notre expérience nous incite plutôt à penser que « This time is not different », que les lois physiques reprennent toujours le pouvoir et que les excès de marché finissent par se corriger.
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