L’Aparté - De la fin de l’histoire à l’investissement responsable
De la fin de l’histoire à l’investissement responsable
La Fin de l’Histoire et de tout le reste
En 1992, Francis Fukuyama déclare le triomphe du libéralisme et des valeurs universelles des lumières. C’est la « Fin de l’histoire »(1) qui s’annonce avec la chute de l’URSS, le dénouement de siècles de combats idéologiques et de mutations sociales enfin résolus par la rencontre de la démocratie et de l’économie de marché. La démocratie libérale marquerait le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et serait ainsi capable de figer le monde dans un état d’équilibre stationnaire fonctionnant dans le respect de ses principes.
Dans le même temps, les thèses de Milton Friedman s’imposent dans l’entreprise qui est progressivement réduite à une dimension unique : la création de valeur pour l’actionnaire. Les théories dites « de l’agence » reconfigurent les modèles de gouvernance pour garantir l’alignement indéfectible des dirigeants aux seuls intérêts des actionnaires. L’entreprise aurait, elle aussi, atteint l’aboutissement de ses transformations séculaires, figée dans une mécanique économique implacable créatrice de valeur financière et de croissance infinie.
« L’innovation technologique accélère ce mouvement de diffusion du libéralisme et de convergence des modèles. »
La révolution numérique finit de dissoudre les frontières nationales et de fusionner les identités culturelles dans un monde devenu « plat » comme le popularisera un autre Friedman(2) en dépeignant une mondialisation à la fois inéluctable et heureuse.
Alors que cette vision du monde s’impose, l’explosion de la bulle des TMT en 2001, puis la Grande Crise Financière de 2008, font resurgir le traumatisme de 1929 et sèment le doute. Ces points de rupture nous rappellent que les cycles peuvent être très violents et nous faire basculer à nouveau dans les convulsions de l’histoire en agitant le spectre de l’extrême droite ou des dérives révolutionnaires.
Face aux risques de trébucher, la réponse adaptive des capitalistes fukuyamesques est d’en finir cette fois-ci avec les cycles économiques. C’est l’ère du « quantitative easing » qui s’ouvre. Les failles du libéralisme doivent être masquées. La mission des banques centrales devient l’éradication des récessions en rachetant si nécessaire tous les actifs risqués via un endettement illimité. Un déni de réalité qui donne l’illusion que le risque n’existe plus. Cette stratégie s’avère cependant efficace à court terme et en 2008 le pire est évité.
Dopés par de telles victoires, les ingénieurs de la Silicon Valley vont encore plus loin et s’attaquent à notre finitude en déclarant la « mort de la mort »(3). L’homme néolibéral actionnaire devient transhumaniste et se rêve «augmenté » pour ne plus mourir et observer ses « actifs banques centrales » s’apprécier tout au long de sa vie éternelle. Sinon à quoi bon accumuler des milliards inutilisables à l’échelle d’une vie humaine, il faudra bien des siècles pour en profiter. Une promesse digne d’un conte de fée, du moins pour quelques privilégiés suffisamment riches et éduqués pour accéder aux dernières innovations biotechnologiques et rejoindre la nouvelle espèce de Sapiens que nous annonce Yuval Noah Harari(4).
Triomphe de la démocratie libérale comme aboutissement ultime des sociétés humaines, financiarisation de l’entreprise, digitalisation de l’économie, aplatissement du monde, éradication des cycles économiques et pour finir en apothéose, mort de la mort, voilà vraiment une belle « Fin de l’Histoire », un happy end digne des meilleurs blockbusters américains. Cette fable théorisée et diffusée par l’élite occidentale triomphante doit pourtant être nuancée et se confronter à la réalité si elle ne veut pas entrer au panthéon des utopies déchues. Elle doit identifier ses échecs et se réformer, au risque de voir des voies alternatives prendre le relais.
Retour à la réalité
En mettant à nue notre fragilité, la pandémie de la Covid-19 pourrait être le point d’inflexion de cette prise de conscience en nous forçant à l’humilité. Le spectre d’une crise économique majeure fait à nouveau son apparition. Les banques centrales, piégées par la politique accommodante des dix dernières années, redoublent d’efforts pour faire disparaître toute trace de récession en ingérant toujours plus de risque. Après les dettes d’Etats et les obligations d’entreprise « investment grade », c’est au tour des obligations à haut rendement d’être achetés par la Fed.
C’est étrangement le capitalisme lui-même qui disparaît sous le poids des milliers de milliards de dollars de plans de relance et de rachats d’actifs. L’économie de marché devient une économie administrée dont les prix sont fixés par les banques centrales. Plus elles baissent les taux et assurent les risques, plus les risques pris sont élevés et l’ampleur des plans de sauvetage importants en cas de coup dur. Les injections de botox bien équilibrées finissent par laisser place aux lifting trop fréquents et à un visage toujours un peu plus déformé (5).
Cette fuite en avant est d’autant plus dangereuse qu’elle ne profite qu’à une minorité de détenteurs d’actifs. Les classes moyennes au contraire se paupérisent(6). Elles n’ont ni l’épargne, ni les revenus nécessaires pour profiter des taux bas, s’endetter et devenir propriétaires des actifs dont les prix sont portés aux nues par les banques centrales.
Dans le même temps, l’innovation technologique, ou plutôt la suprématie des oligopoles numériques, fait apparaitre des défis existentiels inattendus. Les révolutions combinées de l’infotech et de la biotech bouleversent nos représentations de l’Homme, des frontières de sa vie privée, de sa place sur le marché du travail, de sa capacité à concurrencer de nouvelles formes d’intelligence ou encore de son avenir biologique. C’est l’utilité sociale et la nature humaine qui se trouvent tout à coup « disruptées » par nos propres innovations mais sans être vraiment capables de les penser.
Plus grave, cette recherche jusqu’au-boutiste de croissance, si elle ne profite qu’à peu de monde, menace la planète toute entière d’un effondrement écologique dont les plus fragiles seront les premières victimes.
C’est l’ensemble de ces enjeux qui doivent être adressés pour ne pas assister à la fin du « récit libéral »(7). L’horizon ne peut être tracé par les délires mégalomanes de quelques gourous de la Silicon Valley qui nous promettent des puces cérébrales pour nous défendre contre l’intelligence artificielle et la planète Mars pour fuir une Terre épuisée. On pourrait souhaiter que les intelligences cherchent à penser la technologie dont nous sommes les créateurs et à préserver la planète dont nous sommes les bénéficiaires, plutôt que d’imaginer comment survivre et fuir une fois le déluge enclenché.
Si la démocratie libérale aspire toujours à servir de modèle fédérateur pour le reste du monde, ce que nous appelons de nos vœux, elle devra résoudre ces impasses qui la minent. Elle ne peut pas gagner la bataille des idées si elle est incapable d’intégrer le plus grand nombre, de donner un sens à son essor et de préserver notre écosystème. Les réponses à apporter sont certainement politiques, elles imposent de réinventer le multilatéralisme mondial plutôt que de le détricoter. Le sujet est vaste et, en tant qu’investisseur, nous n’avons pas la prétention d’esquisser les chemins à suivre.
En revanche, nous sommes entrepreneurs et investisseurs, ce qui nous confère à la fois une responsabilité et l’occasion d’être acteur du changement. Le capitalisme ne dépend pas que de sa gouvernance politique mais repose aussi sur la liberté d’entreprendre et sur l’éthique de ceux qui s’en saisissent.
Ethique, entreprise et capitalisme
Au début du XXème siècle, Max Weber défend que le protestantisme est à l’origine de l’essor du capitalisme moderne(8). Il existe selon lui un « esprit du capitalisme » imprégné des croyances protestantes qui placent la rigueur et l’acharnement au travail comme des valeurs d’ordre morale. Le capitalisme est avant tout une éthique. L’organisation rationnelle du travail et la recherche de profit, qui caractérisent l’entreprise moderne, n’émanent pas de l’appétit pour l’argent, ni d’une forme de rationalité humaine immanente mais représentent le bien en soi(9).
D’autres penseurs attribueront la naissance du capitalisme aux marchands catholiques, d’autres aux juifs, mais qu’importe. Le lien entre éthique, entrepreneurs et capitalisme est établi. La recherche d’accumulation de richesses matérielles tout au long de sa vie ne va pas de soi et ne suffit pas à expliquer le comportement de l’homo oeconomicus. Sinon le capitalisme aurait toujours existé.
L’idée même d’un esprit du capitalisme peut sembler aujourd’hui baroque, voire idéaliste. Les responsabilités sont bien connues. L’entreprise a été progressivement vidée de sa substance par les théories économiques néolibérales des dernières décennies qui l’ont financiarisée et assujettie à des intérêts souvent de court terme. Les relations entre les parties prenantes et notamment entre collaborateurs, dirigeants et actionnaires ont été modélisées comme des réseaux de contrats où règnent les calculs purement rationnels, les incitations financières et la maximisation des profits(10). Les dégâts sur l’image de l’entreprise sont énormes, 54% des jeunes générations pensent que l’entreprise n’a pas d’autres finalités que celle de gagner de l’argent(11). Le résultat est le désengagement et la défiance.
Le retour de la Responsabilité Sociétale de l’Entreprise sur le devant de la scène nous semble dans ce contexte une évolution fondamentale et ouvre des perspectives nouvelles. L’entreprise retrouve la dimension d’un collectif humain ancrée dans des territoires et des écosystèmes naturels. Les relations entre les salariés et l’ensemble des parties prenantes ne sont plus de simples nœuds de contrats mais bien des rapports humains où les enjeux d’égalité, de confiance et de développement personnel sont plus importants que la maximisation des intérêts financiers(12). Le sens et les finalités reprennent leurs droits sur les analyses réductrices. L’éthique redevient un facteur explicatif de la dynamique de l’entreprise et dans son sillage du libéralisme.
C’est en fait un retour à la réalité qui s’opère, à ce que Ford exprimait déjà il y a un siècle : « L’entreprise doit faire des profits, sinon elle mourra. Mais si l’on tente de faire fonctionner une entreprise uniquement sur le profit, alors elle mourra aussi car elle n’aura plus de raison d’être ».
En 1972, Antoine Riboud donnait déjà une définition élargie du rôle et de la responsabilité de l’entreprise à la tribune du CNPF lors de son fameux discours de Marseille : « La responsabilité de l’entreprise ne s’arrête pas au seuil des usines ou des bureaux. Les emplois qu’elle distribue conditionnent la vie entière des individus. Par l’énergie et les matières premières qu’elle consomme, elle modifie l’aspect de notre planète. Le public se charge de nous rappeler nos responsabilités dans cette société industrielle. […] La croissance ne devra plus être une fin en soi, mais un outil qui, sans jamais nuire à la qualité de vie, devra au contraire la servir.»(13). Bien heureusement, la notion de responsabilité a toujours existé en entreprise et est restée vivante. Mais elle doit prendre un nouvel essor face aux enjeux contemporains.
C’est face à ce diagnostic global que nous nous sommes interrogés sur la raison d’être d’Amiral Gestion et sur sa responsabilité sociétale, afin d’imaginer comment s’inscrire dans une démarche de progrès et apporter une contribution positive. Cette introspection est indispensable pour une société d’investissement. Comment en effet prétendre légitimement évaluer la politique RSE des entreprises en portefeuille sans s’interroger sur sa propre responsabilité sociétale, sur sa gouvernance, sa politique participative, son impact écologique et plus généralement sur le sens que l’on souhaite donner à son action ?
Responsabilité sociétale et Investissement Responsable
RSE et ISR sont intimement liés. L’investissement Socialement Responsable implique d’appréhender la politique RSE des sociétés analysées, d’identifier les managements qui portent une réelle vision et une sincère volonté d’inclure toutes les dimensions ESG dans leur stratégie d’entreprise.
Pour mener à bien cette mission, les équipes d’investissement ont besoin de bien plus qu’une motivation de l’ordre de la bienséance. Ils ont besoin d’être convaincus et d’intégrer cette démarche à leurs propres valeurs et à la raison d’être de l’entreprise. L’ESG n’est plus dans ce contexte une contrainte mais devient une occasion unique de mobiliser les équipes autour d’une ambition plus inspirante en couronnant la recherche de performance par l’utilité sociale.
Il y a encore quelques années, la dimension sociétale de notre métier d’investisseur pouvait se résumer à l’allocation de l’épargne aux projets les plus efficients. Une fonction essentielle dans une économie de marché, mais certainement insuffisante pour transcender un millénial. Aujourd’hui, nous pouvons avoir un impact plus large et ambitieux. Avec le développement de l’ISR, les fonds d’investissement ont la possibilité de participer à la transformation de l’entreprise en s’engageant auprès des équipes dirigeantes pour orienter leurs stratégies vers une plus grande responsabilité. C’est ce qu’on appelle pudiquement la « Politique de Dialogue et d’Engagement » dont nous avons fait la colonne vertébrale de la stratégie ISR d’Amiral Gestion.
Il est déjà très efficace de faire de l’antisélection en excluant les entreprises en fonction de leurs qualités ESG. L’impact indirect sur les niveaux de valorisation et sur la capacité de financement peut provoquer le changement, à minima pousser les entreprises à s’interroger. Mais il est encore plus satisfaisant d’ouvrir un véritable dialogue avec les équipes dirigeantes pour partager un diagnostic et définir des axes de progrès, qu’il s’agisse de transformations industrielles en matière d’émission de CO2 ou de progrès social dans les sociétés de services à fort capital humain. Cette approche active et engagée de l’ISR est particulièrement adaptée à notre philosophie d’investissement qui s’inscrit dans la durée et repose sur une connaissance détaillée des modèles économiques des entreprises et sur une relation de confiance avec les dirigeants.
Amiral Gestion intègre l’ESG depuis de nombreuses années et est engagée dans l’Investissement Responsable depuis 2015 en gérant des mandats ISR pour le compte d’investisseurs institutionnels référents dans le domaine(15). Ils nous ont fait grandir et permis de nous perfectionner. Nous souhaitons continuer à renforcer nos expertises et nos pratiques en la matière, en les diffusant à un périmètre plus étendu de notre univers d’investissement, afin de faire de notre impact sociétal un objectif stratégique. Pour cela nous sommes très heureux d’avoir intégré les deux fondatrices du cabinet Efires au sein de nos équipes. Elles apporteront une impulsion déterminante à nos ambitions en matière d’ISR et de RSE.
Nous sommes prêts à prendre nos responsabilités en tant qu’entrepreneurs investis. C’est non seulement une nécessité mais aussi une opportunité pour Amiral Gestion de renforcer l’adhésion des collaborateurs à un projet d’entreprise encore plus riche de sens.
«Conduisons nos entreprises autant avec le cœur qu’avec la tête, et n’oublions pas que si les ressources d’énergie de la terre ont des limites, celles de l’Homme sont infinies s’il se sent motivé.» Antoine Riboud, 1972.
- (1) « La Fin de l’histoire et le dernier Homme », Francis Fukuyama, 1992
- (2) « Le Terre est plate – Une brève histoire du XXIe siècle », Thomas Friedman, 2005
- (3) « La mort de la mort », Laurent Alexandre, 2011
- (4) « Sapiens – Une brève histoire de l’humanité », Yuval Noah Harari, 2011
- (5) Le bilan de la Fed a doublé en moins d’un an pour atteindre 35% du PIB des Etats-Unis et la masse monétaire en circulation s’élève désormais à 25% du PIB, des niveaux inexplorés depuis la seconde guerre mondiale – Données Federal Reserve
- (6) Aux Etats Unis, la part du patrimoine privé des 1% les plus riches est passé de 22% en 1980 à près de 40% aujourd’hui, alors que celle des 90% les plus modestes s’est effondrée de 40% à environ 25% – « Le triomphe de l’injustice », Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, 2020
- (7) « 21 leçons pour le XXIe siècle », Yuval Noah Harari, 2018
- (8) « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », Max Weber, 1905
- (9) Dans le dogme calviniste, le travail joue un rôle ascétique et constitue un refuge face à l’angoisse existentielle lié à la prédestination. Ce serait ainsi la recherche du salut, plus que l’appât du gain, qui aurait servi de guide aux premiers entrepreneurs capitalistes
- (10) « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, 2018
- (11) « The 2016 Deloitte Millennial Survey », une étude réalisée dans 29 pays
- (12) Les trois facteurs les plus importants selon les jeunes pour le succès à long terme d’une entreprise sont la « satisfaction et le juste traitement des employés » (26%), « l’éthique, la confiance, l’intégrité et l’honnêteté » (25%) et « le centrage sur le besoin des clients (19%) » – « The 2016 Deloitte Millennial Survey »
- (13) Rapport Terra Nova sur « L’entreprise contributive », 2018
- (14) Le FRR (Fonds de Réserve pour les Retraites) et l’ERAFP (Etablissement de retraite additionnelle de la fonction publique)